Bier und Beethoven [Allemagne]

Il courut ses mains le long des vieilles touches d’ivoire, appréciait le son qui émanait du piano, un timbre légèrement vieilli, éraillé. Ce vieux piano n’était pas un grand piano de concertiste et il aurait sans doute besoin que l’on lui vérifie quelques cordes. Capricieux, il se devait de l’apprivoiser, comme de nombreuses mains avant les siennes l’avaient fait, et ce plus ou moins bien. Le pianiste s’était d’ailleurs entrepris d’astiquer avec sévérité les touches en sachant cela. Une des nombreuses manies de l’employé, qui s’obstinait aussi à jouer du classique alors que la maison préférait le jazz.

Mais on le tolérait, vu que l’autrichien avait suffisamment de prestance pour compenser pour l’entièreté de cet bar peu reluisant d’apparence, quoique relativement bien fréquenté. Ayant l’avantage infini d’être situé LOIN de l’Académie. La dernière chose que Roderich voulait que l’on sache là-bas, c’est qu’un aristocrate TRAVAILLAIT. Il préférait qu’on le prenne pour un riche héritier paresseux plutôt qu’un garçon prêt à s’abaisser, pour quelques soirées en fin de semaine, au rang d’un…travailleur, pour ne rien devoir à personne. Sûrement pas à sa famille, en ce moment. Question de fierté.

Et, à vrai dire, Roderich aimait ces moments. Où ses notes n’échoaient pas dans le vide de la salle de musique, mais devaient se faire entendre au-delà du brouhaha de cet endroit. Où seules ses mains pouvaient extraire de ce vieux piano des notes de pureté, comme des gouttes d’or d’une rivière de boue. Quand tout ce qui l’entourait cessait soudainement d’exister.

Plus haut l’on était, plus dure était la chute. Il en fallait bien plus pour déshonorer un jeune homme aussi fier et distingué que Roderich, afin de tenter d’humilier définitivement le sens hautement personnel de l’honneur que l’aristocrate entretenait. Mais ce proverbe illustrait parfaitement les sensations assaillant l’autrichien en entendant, à travers le cocon d’harmonies que ses mains avaient tissé, son nom de pays. Sentiment plongeant et glacial, comme un rêveur qui tombait soudainement dans le vide et se réveillait. Ses mains se crispèrent sur le clavier et ce port altier se figea, avant de se tourner rapidement, la pâleur du visage remplacée rapidement par un rouge gêné d’avoir été découvert et…non seulement par n’importe qui mais par…

"…Allemagne… !"

Son ton calme et distingué ne pouvait réprimer le choc et l’inconfort manifeste de se retrouver face à une des rares personnes dont l’opinion sur lui…lui importait. Il fallait bien évidemment que cela tombe sur lui.

"Ce n’est pas...hum..."

Un déni ébauché et abandonné alors qu’Autriche réalisait toute l’inutilité de la manœuvre.

"…Puis-je savoir ce que vous faites ici, à cette heure aussi tardive ? C’est dangereux !"

Car le jeune autrichien, bien qu’irréprochable sous plusieurs aspects, pouvait néanmoins faire preuve d’une mauvaise foi indicible, lui donnant l’impression qu’il pouvait non seulement faire diversion, mais, miraculeusement, avoir le dernier mot. Son regard à la fois têtu et sur la défensive pouvait presque donner l’illusion que…ce n’était pas lui qui était pris sur le fait.

C’était un fait clairement établi...par lui-même.

Il avait toujours raison…enfin…presque toujours, et ne laisserait jamais qui que ce soit s’imposer par rapport à lui. Certes, physiquement, il était bien facile de le faire. L’autrichien n’était point bâti pour confronter, comme semblait l’accentuer la réponse venant des lèvres d’Allemagne. Vu la musculature et la taille de l’allemand, ce n’était en effet pas lui à qui l’on risquait de faire des propositions tout aussi alcoolisées qu’obscènes.

…Pas que ce genre de choses lui arrivait…enfin…pas souvent. Bon, certes, sa carrure était fragile…tout autant que l’était sa prestance en ce moment. Le maintient bien droit comme un piquet, se levant du banc du piano pour se mesurer à l’allemand. Avec le regard défiant du général du côté perdant qui par refuse de baisser les armes.

Malgré le rouge lui brûlait honteusement les joues. Surtout lorsqu’il vit un sourire amusé éclairer les traits d’habitude si sérieux du blond. Vite…quelque chose. Tout sauf la vérité…

"Eh bien…n’ai-je pas le droit de me…détendre de temps à autre ?"

D’un sourire forcé, il attrapa une bière encore intacte posée à côté du piano. Louant intérieurement la serveuse qui s’entêtait toujours à le lui laisser malgré ses refus : il était tout à fait impossible de jouer correctement au piano, même après un verre d’alcool. Et puis…quel alcool de manants !

En conséquent, son concept de « détente », avec sa moue quelque peu dédaigneuse en tenant le breuvage à bout de bras était…

…fort novateur.

Une situation des plus humiliantes.

Tch. Quel terme absurde.

L’aristocrate associait « lâcher prise » à lâcher un objet sous l’emprise d’une maladresse soudaine.

Et non pas à boire quelques gorgées de bière de manière détendue, à discuter avec un ami.

Il but une gorgée et grimaça légèrement au goût peu familier, toussant un peu derrière sa main. Trop…fort. En Autriche, l’on préférait les bières avec une plus faible densité d’alcool. Au moins c’était gratuit. Encore heureux.


"Quel escroc, cet employeur," murmura-t-il sans réfléchir, comme une note mentale de désapprobation.

Soit. Sa gorgée de bière était à peine un avalement hésitant, détendu n’en parlons même pas…discuter avec un ami ?

Etait-il l’ami de l’allemand ? A ce moment précis, il avait surtout l’impression d’être le cible de son indignation germanique. Voire…de sa moquerie. Il fronça les sourcils d’un air buté en reposant son verre rapidement.

"Je suis navré de vous avoir tant étonné dans mon comportement," dit-il d’un air aussi rigide que son maintient. "Si cela vous a autant dérangé, libre à vous que nous oublions de suite l’incident," continua-t-il en se tournant brusquement vers le piano.

« Je…ne fais pas un excellent compagnon dans ce type d’endroits, de toute manière. »

Il se rassit face à l’instrument, ses longs doigts fins jouant des notes connues sur les touches. Comme pour les rassurer. Le rassurer.

Il devait se sentir seul, ce piano.

Instrument noble perdu dans la foule sans pitié.

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